Il y a 20 ans le premier test urinaire de détection de l’EPO faisait son apparition sur le Tour de France 2001. Expérimenté aux Jeux olympiques de Sydney l’année précédente, il avait été mis au point par la docteure Françoise Lasne au laboratoire antidopage de Châtenay-Malabry dirigé alors par Jacques de Ceaurriz. Responsable du département biologie du laboratoire puis directrice du département des analyses de l’AFLD jusqu’à son départ en retraite en 2014, Françoise Lasne, 72 ans aujourd’hui, revient sur l’une des grandes victoires de la lutte antidopage.

Pouvez-vous d’abord nous présenter l’EPO ?

« L’EPO est une hormone fabriquée naturellement par les reins. Mais il existe aussi une EPO dite « recombinante », cultivée artificiellement à partir de cellules d’ovaires d’hamsters chinois. Elle a été mise au point par 2 laboratoires pharmaceutiques dans les années 1980 comme médicament pour les prématurés et les personnes souffrant d’insuffisance rénale. Dans les deux cas, cette hormone stimule la production de globules rouges par la moelle osseuse. L’EPO recombinante est utilisée comme dopant car les globules rouges permettent le transport de l’oxygène dans l’organisme, d’où un avantage certain, notamment dans les sports d’endurance.

Quand avez-vous commencé à travailler avec le docteur Jacques de Ceaurriz sur la détection de l’EPO de synthèse ?

J’ai commencé à travailler sur l’EPO en 1994 en milieu hospitalier à Lyon puis j’ai poursuivi mes travaux au laboratoire d’analyse de Châtenay-Malabry lorsque Jacques de Ceaurriz, le directeur du laboratoire, m’a recrutée en 1998. Je n’avais pas été embauchée au départ pour travailler sur l’EPO mais pour valider des examens hématologiques réalisés à bord d’une unité mobile.

Quand l’EPO est-elle devenue la priorité n°1 de la recherche au laboratoire ?

On ne peut pas dire qu’elle était la priorité n°1 mais Jacques de Ceaurriz était très intéressé par les premiers résultats que j’avais obtenus à Lyon. Il a fallu alors acheter tout le matériel nécessaire car les analyses biologiques ne se pratiquaient à l’époque dans aucun laboratoire antidopage dans le monde.

Quels échos aviez-vous à l’époque de pratiques dopantes à l’EPO dans le sport en général et dans le cyclisme en particulier ?

On se doutait bien que l’EPO recombinante était utilisée dans le sport et que de nombreux sportifs avaient détourné le médicament pour booster artificiellement leur production de globules rouges. C’est pour cette raison que le CIO l’a inscrite sur la liste des substances interdites en 1990. Il devenait alors essentiel d’obtenir une méthode de détection, d’autant plus qu’en épaississant le sang, l’EPO entraîne un risque accru d’affections mortelles, comme des troubles ou des attaques cardiaques et des embolies cérébrales ou pulmonaires.

Vous parvenez à mettre au point un test de détection en 2000, 10 ans après l’inscription de l’EPO sur la liste des substances interdites. Quel était le plus grand défi technique posé par l’EPO de synthèse : la distinguer de l’EPO naturelle ou son élimination rapide par l’organisme ?

Le fait qu’elle soit éliminée rapidement, on n’y peut malheureusement rien. La difficulté était de trouver une méthode qui mette en évidence des différences de structure entre l’EPO humaine naturelle et l’EPO recombinante. A la différence des médicaments purement chimiques que les laboratoires sont capables de reproduire à l’identique, l’EPO recombinante est une hormone bio-similaires qui n’est pas strictement identique à l’hormone naturelle.

A l’époque, le laboratoire australien de Sydney travaillait sur une méthode de dépistage sanguin de l’EPO. Pourquoi avoir opté pour un test urinaire ?

Les Australiens voulaient avoir un test en main pour les Jeux olympiques de Sydney programmés en septembre 2000. Ils avaient choisi de travailler sur une méthode indirecte pour détecter les effets à plus long terme de l’utilisation d’EPO recombinante alors que nous travaillions sur un test direct pour la détecter tant qu’elle est encore présente dans l’organisme. Les deux méthodes ont été présentées en même temps pour validation au CIO à l’été 2000 et le CIO avait exigé une positivité aux 2 tests pour déclarer un sportif dopé à l’EPO… Les deux méthodes cohabitent d’ailleurs toujours aujourd’hui. La méthode indirecte est utilisée pour le suivi des variables du passeport biologique de l’athlète.

Il y a t-il eu une collaboration internationale pour mettre au point le test urinaire ?

Non, cela a été une recherche franco-française menée exclusivement au laboratoire de Châtenay-Malabry. Mais nous avons ensuite fourni la méthode aux autres laboratoires antidopage et nous les avons même formés. 

 

Quelles ont été les grandes étapes de la mise au point de votre méthode de détection ?

Il y a eu beaucoup de difficultés techniques à résoudre, notamment à cause de certains anticorps. Ensuite, il fallait être capable de distinguer les « images » légèrement différentes de l’EPO naturelle et de l’EPO recombinante. J’ai réussi à percevoir des premières différences en comparant l’EPO naturelle avec des échantillons de prématurés qui avaient été traités à l’EPO recombinante. J’ai ensuite testé ma méthode sur des prélèvements urinaires de sportifs en piochant dans les échantillons conservés du Tour de France 1998. J’en ai choisi 14 au hasard et j’ai d’abord cru que ma méthode ne fonctionnait pas car les 14 étaient positifs ! Mais ma méthode marchait en fait très bien (rires) !

 

Avez-vous tout de suite pensé aux conséquences pour les sportifs dopés que pourrait avoir votre test urinaire ?

Non j’ai pris avant tout cette recherche comme un jeu. Je voulais démontrer qu’il y avait des différences entre les deux hormones et qu’on pouvait les utiliser pour les contrôles antidopage. Je n’ai pas du tout pensé aux conséquences juridiques et sportives.

Vous publiez avec Jacques de Ceaurriz le résultat de votre recherche dans la revue Nature en juin 2000 mais l’Union cycliste internationale (UCI) se montre d’abord sceptique sur la fiabilité du test et refuse de l’appliquer dès juillet sur le Tour de France. Quel fut votre réaction ?

Je ne donne pas tort à l’UCI car je suis moi-même par nature très prudente sur l’interprétation des résultats. Je voulais être certaine que dans aucune circonstance on ait un faux positif. Il y a ensuite eu beaucoup de travail pour valider définitivement la méthode.

Finalement le test urinaire est utilisé pour la 1ère fois aux Jeux de Sydney en septembre 2000 puis l’été suivant sur le Tour de France 2001. Comment avez-vous réussi à convaincre les organisateurs ?

On nous a envoyé à l’aveugle plusieurs échantillons, positifs et négatifs, pour un essai clinique et nous avons obtenu 100 % de bons résultats. Le test a été validé.

Avez-vous été surpris par les résultats des analyses aux Jeux de Sydney et sur le Tour 2001 ?

Il était de notoriété publique qu’il existait un test de détection de l’EPO recombinante et les sportifs n’ont pas été assez stupides pour se doper en masse comme en 1998 à l’époque où ils ne craignaient rien. A Sydney, le CIO avait placé parmi les prélèvements un échantillon « piège » pour nous tester mais nous l’avons détecté. Mais sinon, nous n’avons pas sorti de positifs à l’EPO aux Jeux ou sur le Tour 2001.

Comment a évolué votre méthode de détection au fil des ans ?

Il y a eu des perfectionnements techniques, les images sont devenues de plus en plus précises. Nous avons aussi peaufiné nos interprétations, notamment en cas d’effort intense du sportif. On s’est aussi aperçu que l’EPO contenue dans les échantillons pouvait rapidement se dégrader si l’on ne prenait pas certaines précautions pour leur conservation. C’est pour cette raison qu’ont été mises en place des mesures de congélation pour le stockage et le transport des échantillons.

La recherche scientifique sur l’EPO s’est poursuivie après votre départ en retraite en 2014 et l’équipe du département biologique du laboratoire de Châtenay-Malabry, menée par Alexandre Marchand et Laurent Martin, continue sans cesse d’affiner sa détection pour s’adapter notamment aux nouvelles EPO qui sont mises sur le marché. Les EPO de synthèse d’aujourd’hui sont-elles comparables à celles des années 1990/2000 ?

Le nombre d’EPO recombinantes a explosé. Les brevets des premières EPO recombinantes créées dans les années 1980 sont tombés dans le domaine public et de nombreux laboratoires ont produit à leur tour de nouvelles EPO. Mais le laboratoire français suit le mouvement et il est toujours en pointe au niveau mondial sur la détection de l’EPO.

L’EPO de synthèse est un produit dopant vieux de 35 ans et pourtant on en retrouve toujours aujourd’hui dans les analyses de contrôles antidopage. Comment l’expliquez-vous ?

C’est un médicament qui reste très efficace pour produire des globules rouges, même à petites pauses, et donc pour les sports d’endurance. Par contre, les sportifs ont appris à moduler leur utilisation. Ils savent quand arrêter la prise avant une compétition pour échapper à un contrôle direct. C’est pour cette raison qu’on a développé en parallèle la détection indirecte avec le passeport hématologique.

Quel est votre regard sur le laboratoire antidopage et sur l’AFLD qui fête ses 15 ans cette année ?

Je l’ai adoré ce laboratoire ! Il m’a permis de vivre des expériences palpitantes et même un peu stressantes, et pas seulement d’un point de vue scientifique. On pourrait en tirer un feuilleton avec de nombreux épisodes chargés en émotion comme ce contrat passé pour faire exploser le laboratoire ou encore le trafic d’un échantillon pendant une contre-expertise. Le laboratoire est devenu le département des analyses de l’AFLD à sa création en 2006. On a pu avoir au début l’impression d’être « phagocyté » par une agence qui est arrivée après nous et puis on s’y est fait et on y a trouvé des avantages, notamment pour l’achat de matériel supplémentaire. Nous avons formé un couple efficace* ! »

*Le 1er janvier 2022, le laboratoire d’analyse de Châtenay-Malabry va être séparé juridiquement de l’Agence française de lutte contre le dopage, conformément aux exigences de l’Agence mondiale antidopage, pour être rattaché à l’université Paris-Saclay. Le laboratoire emménagera sur le plateau de Saclay en 2023.